EVALUATION

_________________

EVALUATON
par Christophe Miqueu

__________________

" L’évolution des mouvements migratoires, et la scolarisation d’élèves allophones primo- arrivants qui en résulte, reposent à nouveau frais ces questions que l’école se pose régulièrement à elle-même : comment accueillir les nouveaux-venus ? comment réaliser l’inclusion scolaire ? comment impliquer les parents ? comment intégrer au mieux les élèves nouvellement arrivés dans les processus d’apprentissage? comment développer les conditions d’une authentique vie scolaire en commun ? comment promouvoir une éducation à l’interculturalité et une culture commune de l’hospitalité ?

La bonne volonté est toujours là, les enseignants étant pleinement engagés dans leur métier. Mais les outils et dispositifs professionnels innovants et adaptés visant à favoriser l’intégration des enfants allophones manquent. D’autant que la distance ou la méconnaissance culturelle entre les contrées de départ et les contrées d’arrivée s’accentuent. Tout l’enjeu pédagogique et humaniste du projet Migratory Musics a été d’œuvrer à réduire cette distance et cette méconnaissance réciproques grâce à la mise en valeur des identités culturelles de chacun et à la proposition d’outils nouveaux pour permettre l’échange interculturel.

D’ordinaire, la difficulté n’est en effet pas tant celle du principe de l’accueil scolaire au sens de la scolarisation, dès lors que les démocraties contemporaines prennent pour un acquis fondamental les droits de l’enfant, et notamment le droit universel à l’éducation. Mais la difficulté est celle du bon accueil, ou plutôt du bien accueillir tant il s’agit d’un processus à construire dans le temps : celui par lequel l’enfant, le plus souvent traumatisé par l’arrachement à son pays d’origine, parviendra à s’inscrire de la meilleure manière qui soit dans un espace de vie scolaire par nature commun, qui le précède et qu’il va devoir progressivement s’approprier singulièrement et habiter. Migratory Musics nous plonge au cœur de ces problématiques complexes de l’accueil d’enfants allophones et offre à la communauté éducative prise au sens coopératif le plus large des outils d’une grande efficacité et immédiatement réutilisables.

Réapprendre à accueillir

Il s’agit bien dans ce projet de réapprendre collectivement à accueillir ces enfants primo-arrivants, qui vivent le fait d’être étrangers non simplement en raison de leur provenance, mais surtout en raison des difficultés liées au fait d’arriver ailleurs : ce qui est étranger, tant elle ne leur est pas familière, c’est d’abord cette nouvelle forme de vie locale dans laquelle se retrouvent ceux qui habitent déjà tel pays, tel système éducatif, telle ville, telle école. Qu’est-ce qu’une école ouverte, qui accueille, si ce n’est une école qui s’ouvre entièrement à l’autre, et qui permet à ces étrange(re)tés réciproques (celle des « arrivants » pour les « résidants », mais également celle des « résidants » pour les « arrivants ») de coexister ? Comment faire de ces étrange(re)tés réciproques un enjeu collectif de valorisation partagée par et pour tous de la diversité des identités culturelles ?

C’est tout le pari d’un projet qui s’est fondé sur un postulat qui pourrait paraître si évident qu’il est le plus souvent négligé dans les pratiques éducatives ordinaires : la langue maternelle est la manière la plus naturelle et spontanée pour l’enfant nouvellement arrivé de communiquer. Avant donc que ne prenne place par les apprentissages l’échange dans la langue commune du pays d’accueil, l’enjeu a été d’utiliser ce vecteur de communication premier chez l’enfant nouvellement arrivé pour engendrer un échange interculturel où l’accueil n’est pas vécu comme l’entrée solitaire dans un univers inconnu, mais comme un partage immanent et immédiat où chacun, déjà résidant ou nouveau résidant, peut apporter ce qu’il est, et notamment une part de son patrimoine linguistique et culturel.

Le rôle primordial de l’école

Pour les enseignants, les situations de classe qui surgissent à l’heure où la mise en œuvre de l’inclusion se développe témoignent d’une pluralité forte des formes possibles de vie scolaire. L’accueil d’élèves allophones primo-arrivants s’inscrit dans cette problématique plus vaste, et témoigne des difficultés majeures auxquelles l’enseignant doit faire face lorsqu’il a à accueillir un élève (et une famille) dont il ne partage pas la langue. La réponse institutionnelle spontanément apportée tourne le plus souvent autour de la nécessité d’un apprentissage rapide de la langue du pays d’accueil et d’une mise de côté de la langue maternelle (qui reste parlée à la maison). 

Il s’agit alors de combler au plus vite la distance pour apprendre à communiquer par le vecteur linguistique qui deviendra par la suite commun. Mais l’entrée dans cet apprentissage linguistique peut constituer un blocage originel important et une difficulté lourde à surmonter (tant pour l’enfant angoissé que pour ses parents inquiets). Comment un enfant qui vient de vivre le traumatisme de l’exil pourrait-il du jour au lendemain être sensible à une langue, une culture et des mœurs, qu’il pourra certes par la suite adopter, mais qui ne sont pas celles dans lesquelles il a été jusque- là éduqué ? C’est humainement sans doute impossible sans accroître le traumatisme initial et faire vivre à l’enfant la violence d’une imposition.

A l’inverse de l’étymologie de l’infans – qui ne parle pas – ce projet renverse toutefois nos projections ordinaires pour proposer à l’enfant allophone de parler, non dans le cadre qui lui sera par la suite nécessaire pour le développement de ses apprentissages, mais précisément dans le cadre qui lui est le plus naturel : sa langue maternelle. L’implication des parents, et notamment des mamans, est alors favorisée car elle devient possible pour les mêmes raisons que l’enfant ne subit plus l’obstacle de l’arrivée dans un univers où tout, y compris la langue, lui est étranger.

Le guide d’accueil est à cet égard un outil d’une très grande qualité pour anticiper une réception bienveillante des familles et de leurs enfants : il est issu d’une construction collective réalisée par des professionnels, notamment de l’Education nationale (enseignants du primaire, du secondaire, inspecteurs) qui ont eu à vivre ces difficultés (accueillir sans disposer d’outils pour traduire dans la langue du nouvel arrivant les termes les plus ordinaires de l’école). Parler en retrouvant les mots et expressions connues de sa langue maternelle pour découvrir l’école est une solution immédiatement opérationnelle grâce à ce guide très facile d’usage et de compréhension pour tous (en raison de la traduction mais aussi des pictogrammes) pour dépasser la difficulté de l’accueil du premier jour.

L’autre proposition développée par le projet pour valoriser la langue et la culture des élèves allophones est de faire partager par le chant les comptines et berceuses de l’enfance. Il s’agit là d’une idée non seulement magnifique en ce qu’elle renverse le stigmate de l’étrange(re)té en en faisant le moteur même de l’échange, mais d’une grande efficacité sur le plan pédagogique. Cela permet tout à la fois de valoriser l’identité culturelle d’origine de l’enfant pour qu’il soit fier de pouvoir la faire connaître et en perpétuer la mémoire jusque dans son pays d’accueil tout en entrant plus sereinement en contact avec le cadre culturel du pays d’accueil, et tout à la fois de montrer que l’entrée dans l’école n’est en rien le moment d’une simple réception descendante de ce qui sera appris, encore moins un lieu où se vit la stigmatisation des différences, mais au contraire un espace de partage, possiblement horizontal, dans la mesure où chacun, en raison de la part d’humanité singulière qui est sienne, est en capacité d’apporter aux autres de quoi les enrichir intellectuellement, culturellement, et même artistiquement.

Le partage artistique et culturel

L’éducation artistique et culturelle sur la base d’ateliers créatifs (théâtre, musique, chant) mettant en valeur la langue maternelle et la culture des enfants nouvellement arrivés a été expérimentée durant les 24 mois du projet. La production qui en résulte est un livre-CD de comptines et de berceuses en langues maternelles qui mêle tout ce que l’on cherche à faire émerger dans ce type de projet: l’éducation populaire collective aux arts, la valorisation des identités culturelles, l’originalité créatrice, le brassage des cultures et le partage émotionnel et affectif qu’un atelier d’art permet de faire vivre.

On doit cette communion artistique interculturelle qui se dégage du livre-CD et des vidéos du site à plusieurs éléments qui s’imbriquent ici harmonieusement : l’inspiration originelle d’Aurelia Coulaty, artiste qui porte ce processus socio-artistique depuis plusieurs années dans la métropole bordelaise et dont le projet a poursuivi à une échelle internationale les premières expériences ; le dynamisme en continu des élèves des 3 villes qui ont participé aux ateliers (Menemeni School à Thessalonique, Marcel Sembat & Ferdinand Buisson à Bègles, Athénée Royale à Bruxelles 2) ; la capacité des enseignants, éducateurs sociaux et médiateurs artistiques à jouer le jeu en étant dans le faire, et notamment en testant chaque atelier pour anticiper la meilleure manière de les proposer aux enfants ensuite ; et enfin la volonté collective et entretenue de valoriser les cultures présentes et de les découvrir par l’entremise de l’expression artistique.

Partage des arts, richesse des différences ; richesse des arts, partage des différences ; ce n’est pas tout de brandir ces principes en étendard, encore faut-il les éprouver, et pour cela trouver des dispositifs concrets pour les mettre en œuvre. Les ateliers de création artistique favorisant l’expression des langues et cultures maternelles en sont un exemple d’une grande opérationnalité qui ne fait d’ailleurs pas que les mettre en œuvre : elle brasse et embrasse dans un élan pédagogique et créatif qui emporte et dépasse tous les obstacles ordinaires (réticence, timidité, crainte, etc.) l’ensemble des acteurs du projet : enfants, parents, artistes, éducateurs, médiateurs. 

La réalisation de cette production fondamentale du projet (un livre-CD qui implique une partie artistique, mais également une partie technique avec l’enregistrement en studio) prouve une chose : l’interculturalité n’est rien si elle ne reste qu’un mot, et encore moins une injonction; au contraire elle n’existe effectivement que si elle se vit collectivement, car elle est avant tout, et dans l’école plus que partout ailleurs, une forme de vie.

Conserver des traces, coopérer, disséminer le projet

Des relations fortes se sont noués progressivement entre les parties prenantes du projet, grâce à l’expérience du Laba et de ses partenaires en la matière, au travail en réseau (acteurs éducatifs, sociaux, culturels de différents pays et types de structures, réunis autour d’enjeux qui font sens pour tous) et à l’intensité et à la stimulation, notamment affective, que rend possible la place centrale de la création artistique en acte et expérimentée dans le projet, l’organisation de meeting transnationaux réguliers et de moments de formation dans chaque pays ayant permis un véritable échange des bonnes pratiques. 

Jusqu’à l’évaluation interne, et la prise en compte précise des choses à améliorer si un tel projet était à refaire, ou encore jusqu’à la possibilité de renouveler ce type d’aventure grâce à l’ensemble des choix innovants qui ont été faits pour communiquer et disséminer les méthodes et résultats du projet (site internet, podcast, MOOC et tutoriels didactiques, autant de traces très autoformatrices en ligne qui permettent à une équipe, qui souhaiterait reproduire un projet de ce type, de se plonger immédiatement dans une boite à outil riche et fidèle aux problématiques rencontrées), tout concourt à rendre les échanges interculturels et transnationaux plus fluides, à favoriser une bienveillance effective et non artificielle entre les participants, car fondée sur un sentiment de solidarité partagé et assumé.

Loin de toute superficialité dans l’approche des relations humaines, et en vue précisément de nouer des liens solides indispensables à la mise en œuvre effective d’un projet transnational, transectoriel et transculturel de cette ampleur, les acteurs ont non seulement appris à coopérer ensemble, dépassant souvent en cela leur prisme professionnel initial, mais plus encore ont fait de la constitution progressive de ces liens le cœur même de leur approche. 

Le site internet et les nombreux podcasts détaillent avec minutie la générosité des échanges formels et informels, le plaisir pris en commun dans les activités pédagogiques, artistiques et éducatives. L’importance de moments véritablement partagés, voire festifs, notamment par le déplacement de l’ensemble des membres du projet d’une ville à l’autre (Bègles, Bruxelles, Thessalonique) est aux yeux de l’évaluateur une part essentielle de la réussite du projet car elle a conduit l’ensemble des participants à sortir de sa zone de confort pour expérimenter les problématiques vécues par l’autre dans son propre contexte. Si la question de l’accueil est commune, la compréhension des problématiques migrantes et des enjeux de l’accueil implique d’expérimenter soi-même sur place les réalités telles qu’elles sont et non telles qu’on les imagine dans les habitudes déformantes que génère l’entre-soi. Dans ce projet, tout se passe avec les autres au sens le plus littéral, affectif et effectif du terme, c’est-à-dire dans la place, l’espace et la temporalité même que l’autre vit au quotidien.

L’effort d’habiter l’humanité ensemble

L’humain est au centre du projet et c’est bien cela qui fait tout le lien de générosité partagée que l’on y trouve. D’ailleurs, comme il est rappelé, la notion d’hospitalité se dit en grec philoxenia, ce qui renvoie à cette part commune majeure qu’il s’agit de reconnaître pour apprendre à recevoir les étrangers et mieux accueillir leur différence. Partageant l’essentiel, les humains s’enrichissent en accueillant ces différences: l’étranger nous apprend ainsi beaucoup sur lui, mais sur nous aussi.

Les valeurs humanistes fortes du projet sont énoncées dans plusieurs de ses productions. C’est même probablement la dimension qui ressort le plus du site internet. Cela nous permet de souligner combien l’affirmation de valeurs fortes permet la réussite d’un projet porteur d’une telle ambition. Au-delà même de son impact réel, ce qui est démontré dans ce projet, c’est la puissance à vocation mimétique de l’exemple quand il est assis sur de solides valeurs qui ne sont pas prêtes d’être sacrifiées pour quelque motif utilitariste que ce soit.

Il reste cependant que ce projet était particulièrement bien adapté au milieu urbain. La question se pose de savoir ce que donnerait une telle démarche interculturelle et transnationale en milieu rural. Sans doute pourrait-ce être là l’objet d’un prolongement de Migratory Musics ? Par ailleurs, la question du passage de la problématique de l’accueil à celle du séjour lui-même reste à poser plus précisément. Comment faire pour que ce ne soit pas simplement les premiers mots, les premiers actes, les premiers projets qui témoignent d’une volonté d’hospitalité interculturelle (ce qui est déjà essentiel), mais de manière continue et inscrite dans la durée l’ensemble des actes pédagogiques et éducatifs posés dans la classe, l’établissement, la commune ? Cela impliquerait peut-être un travail encore plus en profondeur, au cœur des systèmes et des territoires éducatifs eux-mêmes, dont les ateliers d’art sont une première étape convaincante. Nul ne peut douter que sur la base d’une telle réussite collective, de futurs projets émergeront pour poursuivre le travail ainsi entamé.

Continuer l’aventure collective de l’hospitalité scolaire

Eirick Prairat définit l’hospitalité scolaire comme un « art de la présence », qu’il entend d’une triple manière : la présence aux autres (attention bienveillante), la présence au monde (« ici et maintenant, dans l’immédiate actualité de ce qui se déploie. Etre disponible en somme »), et la présence au sens du présent que l’on offre (http://www.cafepedagogique.net/lexpresso/Pages/2019/06/27062019Article63697217581 3717706.aspx). Le projet Migratory Musics permet d’illustrer concrètement les 3 dimensions de cette hospitalité-présence, et ce pas uniquement pour les enseignants, mais pour tous les acteurs de ce projet, à commencer par les enfants. L’enrichissement qui en découle pour chacun des participants est sans doute hors-norme au sens où il est peu habituel : comme un des intervenants le dit dans le podcast consacré aux valeurs du projet, ces diverses rencontres au gré des ateliers sont porteuses d’espoir, car on a vu « des enfants d’origines différentes construire ensemble quelque chose sans vraiment du tout se soucier des problèmes d’origines ». A ce moment-là en effet, la question de l’origine n’est plus destinée à marquer une différence discriminante, mais au contraire à souligner une richesse nouvelle à mettre en commun.

Habiter le monde, la ville, l’école, dès lors qu’ils se définissent comme espaces ouverts, n’est-ce pas toujours déployer cet élan vers l’autre qui consiste à mettre les richesses culturelles en partage ? Telle est en tout cas la condition pour que tout nouvel arrivant devienne un nouveau résidant, un nouvel habitant, un nouvel élève, et que le séjour commence véritablement pour celle ou celui qui n’est déjà plus un migrant mais un cohabitant. Il y avait bien cette dynamique en faveur d’une humanité partagée dans les chants, les échanges et les vibrations vécues, entendues et reproduites à Bègles, Bruxelles et Thessalonique.

________________
Christophe Miqueu
Maître de conférences à l’Université de Bordeaux (ESPE – SPH)

Commentaires

Articles les plus consultés